La Desperate House Wife se fait un film au théâtre.

Hier j’ai fait mes débuts à Broadway dans « A view from the Bridge » d’Arthur Miller, en toute simplicité dans une mise en scène d’Ivo Van Hove, un des « maîtres du théâtre européen ». Je succède en quelque sorte à Juliette Binoche qui jouait dans son « Antigone » de Sophocle à la Brooklyn Academy of Music en octobre dernier.13viewfrom-master768

Je dois convenir que je n’avais pas un rôle énorme, disons un rôle de figurante dans le public. Mais point capital : SUR SCENE (on the stage). Dans un théâtre à l’Italienne, la scénographie épurée hésitait entre le ring de boxe et la scène antique grecque. De chaque côté, deux estrades de spectateurs. Sans doute une mise en abyme du spectateur de théâtre lui-même regardé par d’autres spectateurs.
Quand nous sommes arrivés, une actrice qui jouait à merveille le rôle de l’ouvreuse nous a donné les indications de jeu : « Don’t forget to turn off your cellphones et surtout « it is not allowed to take pictures during or before the show ». A son ton j’ai compris qu’elle devait être l’assistante à la mise en scène. Les seconds couteaux compensent toujours leur manque d’autorité naturelle par un ton désagréable. Malgré ses consignes minimalistes nous sommes tout de suite entrés dans notre rôle de spectateur même avant le début du spectacle. J’avais pris la précaution de lire la pièce mais – en toute honnêteté – je n’y ai pas trouvé trace de notre rôle, ni de didascalies le concernant. C’est fou comme les metteurs en scène prennent des libertés avec les textes pour les moderniser. Maîtrisant à merveille mon stress, j’ai joué du début à la fin l’aspect catharsis. Forcément, « A view from the bridge est une tragédie italo-américaine sur un mode grec largement teinté de Sicile. Vous connaissez sans doute Antigone et Oedipe. En résumé « A view » c’est un mix des deux. Imaginez Créon mais en moins roi, un peu rital et je le reste et t’as pas intérêt à toucher à mon honneur sinon t’vas voir ta gueule à la récré ; appelons le donc Eddie Carbone. Créon a élevé à Brooklyn, avec sa propre femme (Eurydice /Béatrice), Antigone/Catherine la fille de la sœur de Béatrice qui est morte. Ajoutons un peu d’Œdipe : Antigone-Cathy a désormais 17 ans et n’est plus un bébé. Seul Créon-Eddie ne s’en rend pas compte. La nièce à son tonton qui adore ce dernier n’arrête pas de lui sauter dans les bras comme un petit singe-liane. Béatrice qui aime beaucoup Antigone aime encore plus son mari et ça l’agace de voir que celui-ci n’a d’yeux que pour sa nièce qu’il appelle la Madonna parce qu’il veut qu’elle reste vierge. Pour faire plus grec : ajoutez un chœur ; pour faire américain faites le jouer par un avocat. L’avocat a grosso modo la même fonction que le prologue dans l’Antigone d’Anouilh qui nous explique que the A train fonce dans le mur : « Et voilà. Maintenant le ressort est bandé. Cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul. C’est cela qui est commode dans la tragédie». Petite innovation, l’avocat chez Miller et particulièrement dans la mise en scène de Van Hove participe aussi à l’action. Dans la tragédie c’est toujours une faute du héros qui déclenche la punition des dieux : de l’Hubris ou de l’Hamartia (aveuglement). Pour Eddie je pencherais plutôt pour l’Harmatia : Eddie « opaque à lui-même », refuse de voir qu’il est raide dingue de sa nièce alors que tout le monde, avocat, Béatrice, sa nièce … le lui crie. Moi je lui faisais aussi les gros yeux. Rien n’y a fait. The A train a pris le mur. Je ne vous décrirai pas la scène finale pour pas la « spoiler ». Vous pourriez voir un jour cette version magnifique. Dans l’estrade qui nous faisait face, une autre figurante n’avait pas compris qu’elle regardait une Tragédie : elle gloussait à des moments que nous ne trouvions pas drôles (sans doute pour faire croire
qu’elle comprenait toute la pièce et pas nous, les Frenchies). Elle jouait faux quoi. Moi, toute en retenue, je pleurais à gros sanglots et du coup me mouchais aussi discrètement que possible dans ce genre de circonstances. Tous les garçons dans la salle étaient tétanisés sentant the « Eddie lurking in them » according to the critique de The Guardian.
La pièce a fait un tabac : Nous avons eu une standing ovation ! Comme un seul homme, nous les figurants, nous sommes levés applaudissant aussi les autres acteurs (Mark Strong par exemple cet acteur britannique abonné aux seconds rôles dans les films) qui n’avaient pas démérité. Je vous laisse il faut que je cherche des places pour the Crucible (les Sorcières de Salem, toujours d’Arthur Miller) et toujours mis en scène par Ivo Van Hove qui se jouera bientôt aussi à Broadway. Je pourrais avoir un petit rôle … parlant cette fois-ci. Je me vois très bien en sorcière. C’est à peine un rôle de composition.

Ps : Le seul bémol hier, alors que les figurants reçoivent généralement un cachet, la production un peu radine nous a fait payer notre place.

Je vous mets des critiques sérieuses. Malheureusement pour vous, la pièce qui a été jouée deux ans je crois à Londres et à l’Odéon – Atelier théâtre avec Richard Berling est terminée dans ces deux capitales européennes. Si vous voyez d’autres mises en scène d’Ivo Van Hove, courez-y. Il paraît qu’il revient pour la 3ème fois à Avignon cet été avec une adaptation des « Damnés » de Visconti.

From its opening scene, Ivo van Hove’s revival of Arthur Miller’s play evokes an acute sense of dread and a relentless aura of grim predestination.
NYTIMES.COM|PAR BEN BRANTLEY

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